GLAD! Revue sur le langage, le genre, les sexualités Janvier 2022 numéro #11
Il est en accès libre à cette adresse : https://journals.openedition.
Analyses partagées d’une archive judiciaire
Une expérimentation entre artistes et scientifiques
Sylvette Denèfle et Karine Lambert
Après une expérience de collaboration entre sociologue[1], historienne[2], formatrice[3], plasticiennes[4], photographe[5] et écrivaine[6] en distanciel sur la colère des femmes[7], nous avons entrepris une expérimentation d’analyses partagées sur le matériau archivistique d’un féminicide perpétré à Toulon en 1847.
Karine Lambert, historienne, a ouvert un dossier d’archives judiciaires[8] sur lequel elle travaille, aux regards et aux analyses d’artistes et de chercheures de sciences sociales pour diversifier les points de vue, éclater les perspectives dans la compréhension des violences de genre et inscrire la réflexion dans la longue durée. L’objectif est d’identifier les enjeux de pouvoir que ces violences impliquent dans une perspective historique et comparatiste. Les féminicides permettent, en effet, de faire le récit de la domination patriarcale, de l’emprise viriliste, d’analyser les facteurs de risque, les tabous, les situations de conflit et de déconstruire les stéréotypes socio-sexués qui peuvent être intériorisés autant par les hommes que par les femmes.
Ce programme est à la fois une recherche méthodologique qui vise à mêler les apports des connaissances scientifiques avec l’approche sensible des arts plastiques, de la photographie ou de l’écriture et un apport de connaissances sur un fait social, objet récurrent des débats publics récents, mais encore trop peu étudié dans une perspective scientifique.
Les faits relatés dans les archives étudiées
Au premier étage de l’hôtel du Cheval Rouge à Toulon, où se trouvent deux pièces longues et étroites avec une table, Jean Fabre se fait servir un repas. Deux hommes se trouvent également au premier étage. Clémence Lebastard, compagne de Jean Fabre, va et vient et se prépare à partir chanter dans les cafés, seule car Jean est malade et ne peut exercer son métier d’artiste d’agilité (acrobate). Ils sont à Toulon depuis quelques jours et de nombreuses disputes se sont produites entre eux, souvent assorties de violences de la part de Jean. Clémence a décidé de le quitter et Jean ne l’accepte pas. Il lui demande encore une fois de revenir avec lui et devant le refus de la jeune femme, il passe derrière elle et lui assène un violent coup de couteau sous l’omoplate gauche et un second, retenu par un témoin, dans l’épaule droite. Ce dernier maîtrise le meurtrier pendant que la jeune femme s’enfuit vers le rez-de-chaussée où elle s’effondre et expire. De nombreuses personnes assistent à la scène et en font le récit lors de leurs auditions.
La police est avertie, Jean Fabre, arrêté sans résistance par deux agents, avoue le meurtre. Le commissaire arrive et fait un premier procès-verbal des faits avec interrogation des témoins, fait venir le substitut du procureur du Roi, le médecin légiste auxquels se joint un juge puis ils emmènent Clémence à l’Hospice pour autopsie et Jean Fabre à la maison d’arrêt de Toulon. A la suite de son procès, il est condamné à 10 années de fer, la préméditions non retenue par les jurés lui permettant d’échapper à la peine de mort.
Des échanges entre artistes et scientifiques
Nous avons toutes pris connaissance de ce dossier d’archives et confronté notre première approche. Un résultat s’est imposé : ce féminicide de 1847 aurait pu se dérouler au XXIè siècle sans que les modalités et les discours relatés ne soient aucunement différents. Une situation de rupture, un couteau, un homme violent, un meurtre restitué par des mots d’amour de son auteur (« je l’aimais(…) je ne peux pas vivre sans elle »), des mots de vengeance (« elle ne pouvait pas être à un autre »), des mots d’explication (elle aurait pu rester avec lui, il aurait pu passer à autre chose), des mots de police (autopsie et rapports d’enquête), des mots de justice (coupable de meurtre sans préméditation).
Comment rendre compte de cette pérennité qui dépasse les caractères individuels ? Qu’y-a-t-il de général, voire d’universel dans ces violences si spécifiquement genrées ?
Un travail de débats, lectures, confrontations des points de vue a alimenté nos échanges et construit progressivement nos analyses respectives. Les questions du silence social sur ces crimes, de leur invisibilité dans l’histoire, de l’indulgence qu’ils reflètent expriment la constance de la domination masculine, celles des normes de genre, celles de l’importance de l’ordre familial dans la vie collective.
Des créations artistiques croisant des analyses scientifiques
Des communications académiques[9], en Histoire et Sociologie, ont suivi ce travail, les unes relatant les faits dans leurs dimensions particulières pour inscrire le cas étudié dans son contexte de proximité, les autres pour l’inscrire dans son contexte social, les unes pour analyser les discriminations de genre et leur pérennité sur la longue durée, les autres pour poser la question des fondements des inégalités.
Des créations artistiques ont aussi émergé de nos débats. Une œuvre de peinture/performance a rendu compte des assignations des femmes au sexe, à la soumission. Une œuvre photographique a tenté d’exhumer les femmes violentées et tuées de l’invisibilité où les laisse l’Histoire. Une performance a réemployé les mots de 1847 pour renouveler les discours de 2021 sur l’horreur de ces violences. Une écriture poétique a réengagé Clémence dans son métier de chanteuse de rue en lui offrant une complainte digne de son histoire qu’une musicienne a mise en musique et chantée.
Ces réalisations très diverses ont fleuri sur nos échanges et l’archive s’est épanouie en œuvres d’une très grande pluralité qui a essaimé aussi dans les réseaux sociaux[10].
Enfin, pour réorganiser la cohérence de toutes les filiations intellectuelles et sensibles qui se sont entrecroisées dans nos analyses, nous avons produit un document numérique fait de textes, d’images, d’œuvres, de vidéos qui permettent à tout public de prendre connaissance de chacune de nos réalisations et des interactions qui les lient. Ce web-document en ligne peut servir à tout débat qu’il soit sur les usages innovants qui peuvent naître d’un traitement renouvelé du matériau archivistique, la création artistique, l’écriture scientifique, les collaborations entre arts et sciences mais aussi sur le genre, les assignations sexuées, les discriminations, les violences subies par les femmes, etc.
Pour conclure
On peut accéder à notre web-document à l’adresse…. à partir du 25 novembre 2021 pour saisir comment un dossier d’archives s’est transformé en analyses partagées de la différenciation genrée par une collaboration étroite de disciplines hétérogènes.
Par cette collaboration, l’archive est non seulement devenue document historique mais également le matériau propice à une production artistique et poétique et à un fécond dialogue interdisciplinaire. Par ailleurs, Clémence Lebastard, chanteuse de rue illettrée, assassinée à 17 ans a été extraite du silence qui ensevelit encore l’histoire des femmes pour rejoindre le mémorial des victimes de féminicides.
[2] https://telemme.mmsh.fr/?membres=karine-lambert
[3] http://www.fitforculture.eu
[4] https://aartemis.fr , www.irenepittatore.it.
[5] http://www.adriennearth.com
[7] https://festivaljeudeloie.fr/evenement/corps-colere-resistance-pouvoirs-de-femmes/
[8] Archives départementales du Var, 2U398